#3_Les Régies de Quartier, histoire et actualité de la mise en usages dans des quartiers populaires
Entretien avec Tarek Daher, délégué général du comité national de liaison des Régies de Quartiers.
Propos recueillis en juin 2020 par Lucille Gréco et Vincent Josso, retranscrits par Pauline Boos
Créer un acteur de quartier qui offre des services et qui soit en même temps créateur de lien social, initier des gestions urbaines adaptées à des « communs de quartier », mettre en jeu une gouvernance mixte impliquant les habitants, proposer de l’emploi local en insertion : autant de propositions que l’on retrouve de façon récurrente dans des projets urbains qui se veulent en pointe de l’innovation sociale, de la participation, de l’écologie urbaine. Conciergeries, activateurs, SCIC de quartier reviennent fréquemment dans le paysage des projets urbains.
Et si ce modèle existait déjà sous nos yeux ? Les Régies de Quartier, c’est un modèle de gestion urbaine « déléguée » qui existe depuis près de quarante ans, plus il est vrai dans les quartiers prioritaires que dans « l’aménagement ». Les Régies remplissent ces missions au quotidien et, à plus d’un titre, offrent des retours d’expérience significatifs en termes de mission, de gouvernance, de modèle économique pour les objets sur lesquels nous réfléchissons dans nombre de projets urbains.
Un petit détour par les Régies de Quartier s’imposait donc dans cette série d’articles sur la mise en usages. Nous avons eu le plaisir de dialoguer avec Tarek Daher, délégué général du comité national de liaison des Régies de quartiers (CNLRQ).
Le Sens de la Ville. La Régie de Quartier est un objet relativement méconnu pour nombre d’acteurs de la fabrique de la ville aujourd’hui. Son histoire est pourtant intimement liée au projet urbain…
Tarek Daher. Les Régies de Quartier sont nées il y a quarante ans, à la fin des années 1970 dans le quartier de l’Alma Gare à Roubaix. Cette naissance est issue d’une lutte urbaine entre les habitants du quartier et la municipalité, sur une problématique finalement très actuelle de rénovation urbaine : la mairie souhaitait détruire l’habitat traditionnel et reloger les habitants. Ceux-ci étaient très attachés à leur quartier et aux solidarités locales existantes. Des idées fortes sont nées de cette mobilisation spontanée et celles-ci sont encore au cœur du projet des Régies :
- D’une part, un projet de territoire ne peut se faire qu’avec les habitants,
- D’autre part, que si les habitants ont une expertise d’usage forte, il leur faut s’adosser à d’autres expertises et légitimités, et notamment à l’expertise technique. Dès l’Alma Gare, les habitants s’étaient associés à des architectes et urbanistes, au travers d’un Atelier populaire d’urbanisme (APU) : c’est par ce partenariat qu’ils ont réussi à être acteurs de leur territoire, et à porter des contre-propositions concrètes et réalistes.
- Ensuite, si on rend les habitants acteurs de la vie de leur quartier, cela génère des cercles vertueux quant à l’état du quartier. En nettoyant, en entretenant mon quartier, je contribue à ce que les habitants s’approprient l’espace public ; et en plus d’une intervention technique, je suis un agent de proximité, j’échange avec les habitants, je crée du lien, je remonte des informations au bailleur, à la Régie, etc.
- Enfin, cette démarche crée de l’emploi et du développement économique local, c’est une logique de « circuit-court » sur des territoires au chômage élevé et au tissu économique faible voire inexistant.
Le terme Régie de quartier a été utilisé pour la première à l’Alma Gare : il vient de la terminologie du théâtre. Le régisseur, sur une scène, met en mouvement les acteurs. Ici, la scène, c’est le quartier !
LSDLV. Où en sont les Régies de Quartier aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire leur gouvernance et leur modèle économique ?
T.D. Aujourd’hui, les Régies sont des associations loi 1901. Il en existe 131 fonctionnant grâce à 8 000 salariés et environ 2 000 bénévoles.
Une Régie a plusieurs finalités. La première, c’est le développement économique et l’emploi local. En effet, aujourd’hui, 70 à 80% des employés d’une Régie sont des habitants du quartier dans laquelle elle est implantée. La Régie est d’ailleurs parfois (malheureusement !) la seule structure employeuse du quartier. Les habitants sont recrutés notamment en contrats d’insertion, pour des activités liées aux métiers de la ville et la gestion urbaine de proximité (entretien, nettoyage de parties communes, espaces extérieurs, déchets …).
La seconde est liée au développement social du quartier. Une Régie porte un projet d’économie solidaire qui doit répondre aux besoins des habitants et du territoire. Le collectif d’acteurs qui constitue une Régie connaît son territoire, ses réalités et ses enjeux. Et on attend alors de la Régie qu’elle joue le rôle « d’éponge » des besoins du territoire : une problématique alimentaire ? réfléchissons à des jardins partagés ou à une épicerie solidaire ; plus de lieu de sociabilité sur le quartier ? montons un café associatif ; le tramway tarde à arriver sur le quartier ? vélo-école, location de véhicules, garages solidaires, explorons tout cela.
La troisième est de donner aux habitants un endroit où ils puissent s’exprimer, c’est un lieu qui permet de porter une parole d’habitant, porter des combats d’habitant… Elle répond à un enjeu de citoyenneté. Si les actions sont locales et de proximité, elles sont concrètes et ont leur importance dans le quotidien d’un habitant.
La forme associative des Régies leur permet une certaine souplesse, notamment dans leur modèle économique. Il y a des activités marchandes et non-marchandes : les premières peuvent permettre le financement des secondes, qui parfois sont structurellement déficitaires (un garage solidaire, une auto-école sociale…). Si leur budget annuel est en moyenne de 1,5 millions d’euros, les Régies peuvent compter sur un autofinancement important : elles font un chiffre d’affaires moyen de 800 000€.
Toutes ces Régies naissent d’un triptyque fondateur : habitants/élus/bailleurs sociaux, dans une démarche de gestion urbaine partagée. Le conseil d’administration intègre d’ailleurs nécessairement un collège pour les habitants, un pour les élus et un pour les bailleurs sociaux ; même si d’autres collèges sont possibles pour d’autres parties prenantes (la mission locale ou un club de sport, par exemple). Le triptyque est au cœur du fonctionnement, avec l’ambition que les habitants restent majoritaires dans les conseils d’administration et qu’ils assurent la présidence. C’est grâce à cela que la Régie est assez fine et réactive dans son identification des besoins des territoires.
LSDLV. Sont-elles pertinentes dans tous les contextes urbains ?
T.D. Les Régies portent une ambition sociale et ne s’implantent que sur des territoires fragiles, là où il y a des carences, des besoins non couverts.
Bien qu’il n’y ait pas de critères administratifs, les Régies s’implantent donc majoritairement dans les Quartiers Politique de la Ville (QPV) ou quartiers de veille, mais aussi dans certains quartiers ruraux qui connaissent des problèmes proches de ceux des quartiers prioritaires.
LSDLV. À quels enjeux ont été confrontées les Régies de Quartier ?
T.D. Tout d’abord, l’évolution des modèles économiques. Au début des années 2000, nous avons dû passer à une logique de mise en concurrence, en passant de conventions de partenariat avec nos partenaires villes et bailleurs, aux marchés publics. Il s’est alors agi de trouver des modalités pour fonctionner dans le nouveau cadre tout en gardant les mêmes valeurs. Il a fallu utiliser ce véhicule juridique. Celui-ci permet à une collectivité de garder une notion fondamentale : l’achat public n’est pas qu’une prestation c’est aussi un choix politique. Le code de la commande publique permet de construire cela, autour des dispositifs dits « responsables » (marchés d’insertion, marchés réservés).
Il y a aussi un enjeu social. Une étude récente sur le bilan à tirer de 40 ans de politique de la ville a montré la spirale de remplacement des populations. Les QPV deviennent des sas de pauvreté : ceux qui s’en sortent partent et sont remplacés par des habitants dans des situations de précarité encore plus grandes. Toutes les Régies font le constat qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus dur qu’il y a 30 ans. Dans les années 80, les Régies se sont beaucoup appuyées sur les classes moyennes. Aujourd’hui ces classes moyennes n’existent plus ou presque. Comment dans ces conditions garder la volonté que le conseil d’administration soit piloté par les habitants, alors même que la gouvernance d’une association comme une Régie est complexe, technique et chronophage?
LSDLV. Sur cette question des publics, avez-vous déjà envisagé des Régies qui opéreraient dans des quartiers plus mixtes et en mobilisant l’ensemble des bénéficiaires (les bailleurs, les locataires du parc social, les propriétaires/habitants), ce qui pourrait être une manière de renouer avec les classes moyennes dont on parlait précédemment ?
T.D. Il est important qu’une Régie s’implante au cœur des territoires les plus fragiles. Le lieu doit faire lien, doit être un endroit de proximité. Mais ce qui est intéressant en effet, c’est de travailler au décloisonnement des espaces : les Régies interviennent sur leur quartier, mais aussi, de plus en plus, au-delà — sur d’autres quartiers, sur le centre-ville, voire à l’échelle des agglomérations pour les Régies de Territoire. C’est dans cette logique que nous nous sommes rapprochés d’Action Cœur de Ville pour voir comment on créé des passerelles entre des questions de centre-ville et des logiques d’économie sociale et solidaire (ESS), d’habitant, de quartier prioritaire ; ne cloisonnons pas les espaces et les projets ! La question du territoire est toujours une des plus complexes !
Nouvelles fonctions urbaines et nouveaux acteurs
LSDLV. Pour un objet qui date de 40 ans, le projet des Régies paraît finalement très contemporain avec des propositions sur des sujets « à la mode » : agriculture urbaine, économie circulaire, conciergerie de quartier, etc. Comment l’acteur historique que vous êtes embrasse ces sujets émergents ?
T.D. On retrouve la modernité du projet dès les écrits de l’époque. Bernard Eme évoquait, ainsi dans les années 1980 la question de la cogestion. “Les Régies créent les conditions sociales premières pour que les dégradations cessent et que le quartier devienne un bien commun à l’ensemble des habitants”.
Au long des années, les Régies ont subi plusieurs bouleversements : au niveau du cadre législatif et réglementaire, de la sociologie des habitants, de l’état des quartiers… et elles se sont adaptées ! Si le réseau n’a pas de feuille de route, il a un projet politique, affirmé par la Charte. La charte et le manifeste peuvent paraître datés dans leur formulation mais c’est volontaire, car rien n’a été modifié : tout ce qui est dit reste d’une actualité totale.
Les transformations se font assez naturellement, petit à petit et par une remontée des besoins depuis les habitants. Quand un sujet émerge, nous essayons de le valoriser pour que ça inspire les autres. Et c’est donc naturellement que les Régies se saisissent des enjeux contemporains : mobilité ; numérique ; service à la personne ; transition écologique… toutes ces activités, elles ont été pensées localement et spontanément !
Si on prend l’exemple des conciergeries, les Régies en ont toujours faites. C’est du micro-service aux habitants : c’est le fondement des Régies d’être au cœur des « petits besoins ». Elles se repackagent pour des questions de marketing et de lisibilité, mais ça existait déjà il y a vingt ans.
LSDLV. Le Sens de la Ville travaille sur du renouvellement urbain mais aussi sur des quartiers neufs. La question devient alors un peu différente, puisqu’on parle alors de quartiers où, par définition, les habitants ne sont pas encore là : on ne répond pas à des besoins sociaux identifiés, mais on cherche plutôt à construire un lien social. Comment arriver à créer dans un quartier neuf des liens de solidarité, un vivre-ensemble (qui passe peut-être par une faire-ensemble, dessiner ensemble) ? Le modèle de la Régie de quartier, dont ce n’est pas le terrain naturel, est très inspirant là-dessus. Que pensez-vous de cette question de la mise en usage ?
T.D. La question de l’usage, c’est pour nous celle de la gestion urbaine de proximité. Les Régies prônent une gestion urbaine collective, c’est un vrai moment à saisir. Il y a plein d’exemples de quartier ANRU qui sont bien pensés mais qui vivent mal ! parce que l’évolution des usages, de la gestion urbaine, a été trop peu pensée, ou de manière trop isolée sans impliquer suffisamment les acteurs locaux.
Dans un tout autre contexte, nous intervenons dans le projet de Village Olympique de Paris 2024. Nous trouvions intéressant d’être là dès le début pour qu’ensuite, le quartier soit géré par la Régie de quartier de Saint-Denis (ou de Saint-Ouen si elle est créée). Les personnes qui travailleraient en insertion sur le chantier sont issues du collectif des Régies de Seine-Saint-Denis.
En étant présents dès le départ, on aura éprouvé la gestion urbaine sur le Village Olympique. En tant qu’acteur qui organise cette gestion urbaine, on pourra faire remonter/évoluer des choses sur les usages.
Un opérateur portait un projet incluant une conciergerie, et nous a demandé de lister les services qu’une Régie pourrait rendre. Pour nous, ça n’a pas de sens de les définir à l’avance sans savoir qui sera là. C’est plus pertinent de se dire « soyons là dès maintenant dans le projet pour pouvoir l’influencer ». La Régie est intéressante car elle écoute les habitants et elle est très ancrée localement. Avec une Régie, vous toucherez les chantiers d’insertion, les clubs de sport, … Elle est avec les acteurs locaux à tous les étages !
LSDLV. Dans la situation d’un nouveau quartier où il n’y a pas encore de commerce, en quoi les Régies de quartier sont déjà des lieux de vie ? En quoi les Régies sont des lieux pratiqués au quotidien ?
T.D. L’exigence qu’on a pour une Régie, c’est qu’elle soit en cœur de quartier, en pied d’immeuble, avec une porte d’ouverte et une personne à l’accueil. Souvent, la Régie est une porte d’entrée : elle n’a pas toujours directement la solution mais elle permet d’orienter.
Tout le pari d’une Régie, c’est d’être un lieu désinstutionnalisé, car c’est le lieu des habitants. Si une Régie est perçue comme telle, comme « leur » Régie par les habitants, le pari est gagné, et la Régie devient une « institution » au sens non administratif du terme !
LSDLV. En quoi les Régies de quartier peuvent-elles être inspirantes pour d’autres acteurs ? Par exemple, on pense à des acteurs qui œuvrent plutôt dans l’urbanisme transitoire mais semblent dans un état d’esprit proche des Régies (compréhension des besoins, capacitation des personnes) ?
T.D. L’ancrage local, le collectif, la réponse à des besoins non couverts, la non lucrativité, tout ça est fondamental et peut bien sûr inspirer d’autres acteurs. Mais surtout, et c’est peut-être une différence avec les dynamiques récentes à l’oeuvre, dans les Régies, il y a une dimension collective très forte, une Régie ce n’est pas le projet d’une personne, d’un entrepreneur ; il doit émerger collectivement. C’est pour cela qu’un des fondements des nouveaux projets, c’est que la demande « parte du terrain ». L’essaimage tant vanté est donc presque antinomique avec cette philosophie ascendante. Pour les Régies, la valeur de l’ancrage est majeure. Ce qui n’empêche pas les partenariats locaux, vivants et évolutifs, avec les acteurs intervenant sur nos territoires.
Le Comité National de Liaison des Régies de Quartier (CNLRQ)
Le comité national des Régies de quartiers est la tête de réseau qui anime, accompagne et représente les 131 associations Régies de quartier. Depuis une quinzaine d’années, il existe également une déclinaison dans le monde rural : ce sont les Régies de territoire.
La spécificité du comité national, c’est d’avoir le rôle de garant du projet politique. En effet, Régie de quartier est un label (propriété collective du réseau), c’est une communauté nationale qui labellise des associations quand on considère qu’elles portent un projet en accord avec la charte et le manifeste. Ne peut pas s’appeler Régie de quartier qui veut ! Le rôle du comité national est d’être garant de ce label.
Le CNLRQ emploie une grosse vingtaine de salariés, avec quelques structures sœurs (organisme de formation, association sur l’agriculture urbaine).
Il s’organise autour de 2 pôles :
- un pôle développement et appui au réseau, avec des chargés de mission qui font de l’accompagnement de Régie (des techniciens rodés sur des thématiques variées, comme les marchés publics, mobilisation habitante, …).
- un 2e pôle avec tout ce qui relève de la formation continue professionnelle des directions et des salariés en insertion (des opérateurs de quartier). En effet, le CNLRQ est un organisme de formation (sujets concrets des métiers de la ville : nettoyage, électricité …). Il y a aussi un pan du champ de formation sur la formation des bénévoles, des administrateurs, de montée en compétence des habitants administrateurs des Régies de quartier.
Pour lire les premiers articles de la saga Mise en usage :
#1_La mise en usage : de quoi parle-t-on ?
#2_ Ceci n’est pas (qu)’une maison du projet