#1_La mise en usage : de quoi parle-t-on ?
Et c’est parti pour une saga “mise en usage” avec Le Sens de la Ville !
D’où nous parlons
Ce que nous appelons aujourd’hui la « mise en usage » [1] est une notion qui a émergé et s’est construite à travers plusieurs missions ces dernières années : en travaillant avec des aménageurs (sur l’Île de Nantes, à Saint-Vincent-de-Paul à Paris, Euroméditerranée à Marseille, Campus de Paris Saclay dans l’Essonne) mais aussi avec des opérateurs privés (à Annemasse, sur le site Pleyel ou à Ivry) et des acteurs du logement social (USH).
Effet de mode ? Cerise sur le gâteau ? Véritable outil pour « mieux vivre » dans des quartiers souvent denses ? Ces questions, nous nous les posons en avançant, au gré de nos expériences.
Du projet urbain comme mise en espace…
L’urbanisme en France repose sur une tradition d’aménagement public et d’outils puissants qui ont défini une production que l’on peut qualifier de “projet urbain à la française” [2]. Un recul de maintenant cinquante ans permet de porter un regard rétrospectif sur les ZAC, écoquartiers, grands projets urbains que ces pratiques ont créés. Ce regard doit porter au crédit de cette culture publique du projet urbain une vision de la qualité architecturale, une planification claire et une traçabilité du financement de ses équipements publics.
Il doit aussi acter une limite de cet urbanisme très “tenu” : sa tendance à produire des espaces souvent standardisés qu’il s’agisse du logement, du commerce ou des espaces de travail. A tel point que le Club Ville Aménagement, tête de pont réflexive des principaux aménageurs, a mis à son programme d’études de l’année dernière le thème de la “ville pas chiante”, aveu tacite d’un sentiment d’échec à produire des espaces suffisamment singuliers et habités.
Qui n’a en tête des images de quartiers lisses, aseptisés et semblables, de rez-de-chaussée vides, d’espaces publics peu pratiqués ? À cette interpellation, l’urbaniste a longtemps répondu que le propre des nouveaux morceaux de ville, c’est de sédimenter, « vivre » et être vécu avant d’être vivant : Rome ne s’est pas faite en un jour.
… à la mise en usage
Plus large que le “programme” qui planifie les modes de vie, plus proche du regard de ceux qui pratiquent le lieu, le “terme d’“usage” s’est progressivement imposé dans la glose des urbanistes. Un changement de posture semble émerger tandis que se reconfigure le rapport des professionnels de l’urbain aux temporalités du projet : un nombre croissant d’acteurs de la ville formule explicitement l’ambition de s’impliquer pour accompagner concrètement la montée en puissance des usages, y compris après les dernières livraisons.
À notre sens, ce qu’on appelle la « mise en usage » regroupe un ensemble de démarches volontaristes visant à accompagner, enrichir et diversifier les expériences d’un lieu donné, démarches qui émanent de différents acteurs : l’aménageur, la collectivité voire les opérateurs immobiliers privés. Elles s’inscrivent à la frontière de la “mise en espace” (projet et programmation) mais aussi des enjeux de communication autour du projet.
Induit par des objectifs variés et se traduisant par différentes interventions concrètes, ce terme englobant de “mise en usage” est certes paradoxal : comment accompagner ce qui est par nature spontané ? Comment susciter des initiatives des habitants sans “faire à la place de” et trop orienter ? Comment impulser de bonnes conditions pour améliorer le vivre ensemble, sans prescrire et mettre en scène des modes de vie ? Un équilibre subtil est à trouver entre manque d’intérêt pour les usagers et une sur-sollicitation de ceux-ci.
Parler plus spécifiquement de “stratégie de mise en usage”, c’est en tout cas réfléchir à une démarche globale, ad hoc, coordonnée et anticipée à l’échelle du quartier en train de se faire. L’enjeu, c’est d’éviter un saupoudrage de bonnes pratiques en mode “recettes toutes faites” ou une multiplication de ce type d’initiatives sans coordination et sans dynamique collective.
Pourquoi l’enjeu de la “mise en usage” se pose aujourd’hui ? Des pistes d’explication
Nous considérons ce terme de “mise en usage”, aujourd’hui, en 2020, à l’aune des missions que nous réalisons. Nous avons bien conscience qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un mode de faire radicalement nouveau. Il a pu être le fait de métiers en voie de disparition (concierges et gardiens qui étaient présents de manière plus systématique dans les immeubles assurant l’offre de petits services aux habitants), d’une planification par l’Etat et les pouvoirs publics d’équipements de proximité (Maisons des Jeunes et de la Culture, centres d’animation, centres de prévention) ou encore des Régies de quartier, chacun jouant sa partition en matière d’animation de quartier voire de gestion d’espaces partagés.
Si investir l’espace “social” de la ville et les usages n’est pas une nouveauté en soi, c’était jusqu’à présent un sujet de gestion urbaine et donc une prérogative des collectivités. Il nous paraît intéressant de faire état d’une mise à l’agenda de ce sujet par des acteurs qui ne s’en étaient pas saisis jusque-là que sont les aménageurs et les promoteurs. Comment expliquer que cette question se pose pour les acteurs de la ville aujourd’hui ?
1- Une réaction face à de nouveaux modes de vie : la “mise en usage” comme une des réponses pour accompagner des évolutions sociales structurelles ?
Les démarches de mise en usage sont des moyens “d’amorcer” un quartier et peuvent répondre à des enjeux ne trouvant pas de réponse dans un environnement de marché, comme la sensibilisation, l’accompagnement ou l’animation. Elles permettent d’accompagner l’évolution des modes de vie qui influent sur les modes d’habiter : allongement de la durée de la vie, recomposition de la cellule familiale, plus grande diversité des groupes domestiques, “internalisation”[3] des pratiques dans le logement…
En réponse à des besoins croissants d’espaces mais aussi de flexibilité, les standards immobiliers évoluent progressivement : espaces partagés, logements évolutifs et modulaires ou encore développement de nouvelles offres comme le coliving.
Outre des évolutions de la famille et du rapport à l’habiter, l’accroissement des mobilités, le développement des réseaux sociaux numériques et l’accélération du rythme de vie — comme le montre le philosophe allemand Hartmut Rosa dans son ouvrage Accélération qui analyse l’évolution de notre rapport au temps et de l’accélération généralisée de nos vies dont les fast-foods, speed dating, haut débit, le fait de faire plusieurs choses en même temps sont devenus des indices- rendent paradoxalement criante la “solitude urbaine” et le manque de lien social dans les grandes villes.
D’après une enquête IPSOS en partenariat avec la Fondation Monoprix sur les Français et la solitude en ville, c’est un phénomène qui concerne tout le monde et 93% des Français pensent qu’on peut facilement se sentir seul en ville. La solitude est même devenue un enjeu de santé publique à part entière au Royaume-Uni où un Ministère de la Solitude a été créé en 2018.
Face à l’anonymat de la ville, la nostalgie d’une convivialité de village ? Comment dès lors recréer du lien social, amorcer des projets collectifs, impliquer les habitants? Certains temps y sont propices et quasi-ritualisés comme la Fête des Voisins ou plus récemment les applaudissements de 20 heures: “Si la Fête des voisins permet de conjurer une anxiété récurrente (partagée tant par les autorités que les citadin·e·s) quant au devenir des relations sociales et de la coexistence en ville, elle permet également d’instituer des valeurs et des normes de bon voisinage” analyse le sociologue Maxime Felder.
2- Une transformation des modes de faire la ville
On observe une normalisation d’une approche de la ville “à partir des usages” dans les opérations immobilières et urbaines : démarche dite innovante il y a quelques années, elle est quasi systématiquement intégrée dans les projets privés comme publics, du moins dans les opérations situées dans des opérations d’aménagement, voire dans le diffus, portées par de “gros” opérateurs. La “maîtrise d’usage” apparaît comme une troisième partie prenante des jeux d’acteurs des projets urbains, en plus de la maîtrise d’oeuvre et de la maîtrise d’ouvrage.
Intégrer la maîtrise d’usage dans le projet, c’est à la fois projeter les usages potentiels (intégrer des potentiels usagers et/ou développer des lieux à haut potentiel d’usages comme les espaces partagés dans les immeubles : salle commune, chambre d’amis, terrasse partagée, bricothèque…), expérimenter les usages (comme le montre le développement voire l’institutionnalisation de l’urbanisme transitoire, dont se saisissent une variété d’acteurs de l’aménagement) mais aussi accompagner, voire amorcer, les usages : faciliter l’appropriation des dispositifs, l’animation et la gestion des espaces proposés “en plus” [4].
De plus, avec des projets urbains aux découpages fonciers et immobiliers toujours plus importants et aux imbrications complexes, la question de la mise en fonctionnement du quartier et de ses lots, devenus souvent macro-lots, se pose dès les phases de conception et de réalisation. Le devenir du quartier après la livraison devient dès lors un véritable défi, en particulier pour la figure de chef d’orchestre de l’aménageur, comme le montrent Nicolas Rougé et Isabelle Baraud-Serfaty dans une note pour le Réseau National des Aménageurs.
Du fait d’une plus grande mutualisation des équipements, des infrastructures (parkings, centrales de mobilité), de la création d’espaces partagés privés (compost, jardins, terrasse, salle commune…) et d’un impératif de suivi des performances environnementales (bâtiment basse consommation, logement connecté…), la délimitation relativement claire entre “production” et “gestion” en urbanisme et aménagement prend fin. Dorénavant, ces données nouvelles impliquent pour l’aménageur de s’assurer de leur bon fonctionnement mais aussi de leur coordination à l’échelle du quartier, l’aménageur et la collectivité étant les seuls à avoir une vision à cette échelle. La nécessité de faire émerger une gouvernance de quartier en découle naturellement : pour perdurer après le départ de l’aménageur, pour disposer d’un “donneur d’ordres”, organe représentatif des usagers.
3- La mise en usage, également un reflet des évolutions économiques
Les démarches de mise en usage émergent aussi dans un contexte d’évolutions économiques multiples : une économie de plus en plus basée sur le service, une augmentation des travailleurs indépendants, une ubérisation de l’économie et une montée des plateformes et un désengagement des investissements publics. Cette double évolution (servicialisation d’un côté, moindre engagement public de l’autre) explique aussi un positionnement croissant des acteurs privés vers ce que l’on pourrait qualifier “d’équipements privés d’intérêt collectif”. Ces programmes d’un genre nouveau prennent généralement place à rez-de-chaussée et sont souvent amenés par les opérateurs immobiliers comme des objets susceptibles d’enrichir les liens sociaux au sein d’un quartier, donc favorables à sa “mise en usage”.
Contexte social, contexte économique, transformations de la fabrique urbaine : ces quelques pistes nous semblent expliquer (en partie!) un progressif engouement pour la mise en usage au sein de la fabrique urbaine.
La mise en usage, les questions que ça (nous) pose
Collectif et empowerment versus individualisme et confort : deux propos sur les usages
Malgré tout l’effort fourni pour se faire simple accompagnateur et non guide des usages et des modes de vie, toute stratégie de mise en usage implique des choix et n’est donc pas neutre. Plusieurs paradigmes entrent en tension : ambition “d’appropriations collectives » ou servicialisation de la ville ? Des usages à amorcer … mais à quelle échelle? Celle du quartier ou de macrolots ? Derrières ces lignes de tension, se dessinent des modèles de ville, assez profondément politiques. Et, bien évidemment, la question du “qui” n’est pas neutre : qui fait ? qui est à l’origine de la mise en usage? qui en devient l’éventuel référent ou point d’appui? et pour qui?
Une “démarche bottom-up impulsée” ?
A travers une démarche de mise en usage, l’aménageur ou le promoteur peuvent instiller les clés d’une démarche bottom-up : en créant d’emblée une association d’habitants, en veillant à associer les usagers dans la gouvernance du quartier… Ça peut être l’étincelle nécessaire pour encourager une dynamique collective qui peine parfois à se lancer.
Une mise en usage “réussie” nous semble indissociable d’un ancrage local. A ce titre, les Régies de quartier sont un exemple inspirant de structures de proximité qui, via l’enjeu de la gestion urbaine, participent au cadre de vie et l’animation du quartier et ont su se pérenniser dans le temps .
Mise en usage : un sujet qui bouscule les périmètres des acteurs de la ville
La question de la mise en usage est étroitement liée aux évolutions du métier de l’aménageur et plus largement aux recompositions des acteurs professionnels de l’urbain. L’introduction de cette problématique bouscule les périmètres d’intervention et les modes de faire. Par exemple, l’urbanisme transitoire implique un véritable bouleversement de la culture du métier d’aménageur : de la planification à l’incertitude, de la maison du projet standard au lieu hybride support de multiples usages… La mise en place opérationnelle d’une stratégie de mise en usage ouvre quantité de questionnements : qui finance ? qui réalise ? Avec quelles limites de prestations ? Qui gère in fine et qui décide ? et à quelle échelle ?
Il est aujourd’hui difficile d’avoir du recul sur des démarches et des lieux hybrides qui émergent : sont-ils destinés à se pérenniser ? Comment seront-ils accueillis et appropriés — ou pas- par les futurs habitants ? Quels peuvent être les échecs de ce type de projet ?
Malgré les incertitudes, on continue d’en discuter ensemble : dans la suite de la saga, nous vous parlerons de ces lieux particuliers qui incarnent la “mise en usage”, des bouleversements dans la cuisine de l’aménageur et plus largement de la transformation des métiers de la fabrique urbaine au prisme de cette “mise en usage” mais aussi de démarches inspirantes comme les Régies de quartier !
[1] Le terme même de “mise en usage” est formulé par la SAMOA, aménageur de l’Ile de Nantes, dans une consultation de maîtres d’ouvrage en 2018. En effet, à la suite de notre étude portant sur une analyse critique des nouveaux usages dans les opérations immobilières de l’Ile de Nantes (mission réalisée avec Ibicity, une autre ville et Nova 7), la SAMOA impose une contribution des opérateurs à la “mise en usage” du quartier République.
[2] Masboungi, Ariella, “Le projet urbain à la française” in Projets urbains en France, 2002.
[3] Le terme d’“internalisation” est utilisé par la sociologue Monique Eleb pour désigner le fait qu’on passe plus de temps chez soi, pour ses loisirs ou pour travailler.
[4] Ce triptyque de la maîtrise d’usage (projeter les usages, les expérimenter, les accompagner) est issu du travail mené par Virginie Grandhomme, Karine Meslin et Loïc Rousselot pour lePUCA sur l’opération îLink à Nantes.